Le CRI des Travailleurs
n°31
(mars-avril 2008)

Derniers articles sur
le site du CILCA

Feed actuellement indisponible

Le CRI des Travailleurs n°31     << Article précédent | Article suivant >>

Années 1980 : le triomphe de l’idéologie « néolibérale » au service de l’offensive capitaliste


Auteur(s) :Laura Fonteyn
Date :20 mars 2008
Mot(s)-clé(s) :société
Imprimer Version imprimable

Privatisation des services publics, déréglementation généralisée, attaques contre le Code du travail, mise en concurrence tous azimuts, flexibilité, précarité : les attaques frontales menées par la bourgeoisie et ses gouvernements successifs contre les travailleurs s’accompagnent d’un processus idéologique majeur que la classe dirigeante a entrepris depuis les années 1980. Ce tournant idéologique résulte lui-même d’une situation économique caractérisée par la baisse spectaculaire du taux de profit entre le début des années 1960 et la fin des années 1970. Après plusieurs décennies durant lesquelles la bourgeoisie a utilisé l’intervention économique directe de l’État pour se sortir de la crise de l’entre-deux-guerres, elle s’efforce de montrer que les lois du marché sont des lois « naturelles » qui contribuent efficacement au développement de l’« intérêt général », niant par là même la lutte de classes. Le « néolibéralisme (1) » s’impose, au cours de cette période, comme une méthode économique destinée à abaisser toujours plus le coût du travail, et justifiée au nom de « la crise ». Cette politique économique s’enrobe d’une idéologie visant à faire croire qu’elle est fatale. Des moyens considérables sont donc engagés pour canaliser toute volonté de lutte de classe, pour forcer à la résignation et à la soumission, pour tuer toute pensée critique et toute résistance. Ces moyens sont étroitement dépendants des changements survenus dans les modalités de la production capitaliste, avec la restructuration des entreprises : concentration du capital ne rime plus désormais avec concentration de travailleurs dans de grandes unités de production. Les conséquences en sont considérables, car ce processus atomise les travailleurs et contribue au déclin de l’identité ouvrière. C’est sur cette base que se développe une idéologie « individualiste » : le travailleur est incité à ne plus se penser comme membre de la classe ouvrière, mais comme un individu autonome, un « entrepreneur de sa vie » invité à développer son « capital humain » pour améliorer son sort. De façon dialectique, cette idéologie voit son efficacité renforcée par l’affaiblissement de la lutte de classe, auquel elle-même contribue, après plus d’une décennie — les « années 68 » — de combats ouvriers offensifs, mais trahis par les directions réformistes du mouvement ouvrier (PS, PCF, directions syndicales). L’entrée en « crise » économique, puis l’arrivée de la « gauche » au pouvoir, expliquent pour une large part cette érosion des luttes. L’idéologie bourgeoise tente dans le même temps de légitimer l’extension de la logique « économique » à des sphères autrefois préservées quoique formellement soumises au capital : l’École, la culture, etc. Il y a là une véritable « capitalisation » de la société dans son ensemble, une tendance vers un capitalisme « pur », qui recherche dans tous les domaines des sources de profit.

Or, en France, c’est « la gauche » au pouvoir qui mène cette politique destructrice. Pour les marxistes, les notions de « droite » et de « gauche » sont inessentielles, par comparaison avec la position de classe. Pour la bourgeoisie au contraire, ces catégories servent à donner l’illusion de différences majeures, favorisant les « alternances » et assurant par là même la pérennité du système « démocratique » bourgeois. Cependant, durant la décennie 1980-1990, la clarification politique opérée par les gouvernements « socialistes » (flanqués entre 1981 et 1983 de ministres PCF) contribue à remettre en cause ce prétendu clivage majeur : la « gauche » française se convertit ouvertement au capitalisme, aux lois du marché, à la « culture d’entreprise ».

Elle s’appuie pour cela sur des idéologues officiels aux prétentions « intellectuelles », sur des réseaux tout-puissants, sur des médias aux ordres : « La classe qui dispose des moyens de production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination (2). » Ce sont quelques aspects de cette idéologie, ainsi que les modalités de sa domination et de sa circulation, qui sont abordés dans cet article.

Le triomphe idéologique du « néolibéralisme »

Les prétentions non-idéologiques de l’idéologie « néolibérale »

L’idéologie de la classe dominante se présente rarement comme telle. On le voit durant ces années 1980, et de façon la plus outrée possible : il s’agit de faire croire à la « fin des idéologies » — par là en fait de combattre avant tout le marxisme et de prétendre que les nécessités économiques imposent un ordre unique, naturel et indiscutable. Cette façon évidemment idéologique de prétendre à une non-idéologie ou à une anti-idéologie est bien l’une des grandes perversités de la classe dominante. En l’occurrence, la bourgeoisie et ses porte-parole tentent de faire croire en une fatalité, en un « c’est comme ça » irréversible (3), qui doit conduire à l’intimidation et à la résignation. Chirac le dit : « la fermeture des usines, c’est aussi, hélas, la vie », « les arbres naissent, vivent et meurent […] » tout comme « les plantes, les animaux, les hommes et les entreprises ». Mais cette façon de naturaliser l’économie n’est pas propre à la « droite », loin de là. Pour les penseurs « de gauche », il s’agit purement et simplement de devenir « raisonnables » en acceptant les règles du marché, de « substituer la raison à la passion dans le traitement des affaires publiques », comme le dit, avec un simplisme ridicule trempé d’une morgue condescendante à l’égard du « peuple », Jacques Julliard, qui ajoute : « il y a longtemps que la gestion des entreprises, par exemple, avait précédé celle des peuples dans la voie de la rationalité » (4). Sur le mode du discours paternaliste autoritaire, il s’agit de faire passer sa pensée comme la voix du bon sens et du réalisme. À la rhétorique de la « nécessité » est systématiquement accolé le terme pompeux de « modernité ». Tout ce qui ne se plie pas aux lois du capitalisme n’est rien d’autre que ringard, périmé, archaïque : « La mutation, répétons-le, était nécessaire, serine Julliard. Le socialisme français ne pouvait pas terminer le XXe siècle, et faire face aux responsabilités qui étaient désormais les siennes, avec une idéologie et un programme qui, pour l’essentiel, datent de la seconde moitié du XIXe siècle. Il fallait bien opérer à chaud (5). » C’est ainsi dans les oripeaux du progrès, du dynamisme et de la modernité que se drapent la pensée et la pratique réactionnaires. Et c’est « l’économie » qui dicte fatalement sa loi. La sphère économique est érigée en domaine autonome, et la science économique en théorie pure, objective, non-idéologique. Pour l’historien contre-révolutionnaire François Furet, ex-membre du PCF qu’il a quitté en 1956 pour mieux ensuite se faire l’un des chantres les plus virulents de l’anticommunisme, « la première liquidation [a] été celle du marxisme révolutionnaire, rendue nécessaire par l’économie (6) ».

La lutte à mort contre la lutte de classe

Car c’est bien au marxisme qu’il s’agit de s’en prendre et, au-delà, à la critique sociale, au militantisme, à la lutte de classe. De ce point de vue, la bourgeoisie est évidemment aidée par le stalinisme, révision et négation monstrueuses du marxisme, stalinisme qui ne pouvait que s’effondrer comme idéologie avec le déclin de l’économie et de l’État prétendument « soviétiques ». L’hebdomadaire américain Time croit donc pouvoir, dans son édition du 5 septembre 1977, afficher en « une » un incisif « Marx is dead ! » En la matière, la bande de François Furet s’en donne à cœur joie. Jacques Julliard fustige « les faux-semblants du luttisme de classe » et assimile le militantisme à une « gesticulation » « ridicule » (7). Il n’hésite pas à retourner la critique de Marx en proclamant que le socialisme n’est rien d’autre qu’un « opium du peuple » : « Oui, pour l’essentiel, le socialisme avait pris la place de la religion ; il était devenu à son tour la vieille chanson qui berçait la misère humaine (8) ». Furet quant à lui proclame la « clôture du cycle bolchevique » et la « fin du mythe soviétique » (9).

Le bicentenaire de la Révolution française est un événement représentatif à cet égard. Il consacre François Furet en chouchou des médias et le sacre « roi incontesté du Bicentenaire (10) ». Le Dictionnaire critique de la Révolution française que Furet publie à cette occasion avec Mona Ozouf est une véritable machine de guerre antimarxiste. La vision qui y est développée est purement idéaliste et intellectualiste : ce sont les idées qui mènent le monde. La Révolution française ne s’explique selon Furet que par des rivalités de pensée entre élites aristocratiques et bourgeoises ; le peuple en est absent. Aucune entrée dans son Dictionnaire n’est réservée aux phénomènes sociaux et économiques ! Furet contribue en outre à donner de la crédibilité scientifique, par son statut de savant consacré, à l’idée selon laquelle la Révolution française aurait été la grande accoucheuse du totalitarisme. Il note ainsi que « le concept du peuple roi fut la matrice du totalitarisme » ou bien qu’« aujourd’hui le Goulag conduit à repenser la terreur en vertu d’une identité de projet » (11). Son féal Jacques Julliard lui emboîte le pas : « le totalitarisme eût été impossible sans […] l’avènement du peuple comme acteur principal de la politique (12) ». On reconnaît ici le libéralisme idéologique, « moral » et politique, celui qui craint le peuple par-dessus tout. Rien d’étonnant dès lors à ce que Michel Rocard, interviewé sur RTL par… François Furet, s’en prenne à son tour à la Révolution française en particulier, et bien sûr à toute idée de révolution en général : « Dans les multiples conséquences de la Révolution, il y en a une qui est importante, c’est d’avoir convaincu que la Révolution, c’est dangereux et que, si on peut en faire l’économie, ce n’est pas plus mal (13). »

La soumission par l’intimidation

Pareille rhétorique consiste à asséner des « vérités », qui ne sont rien d’autre que des convictions de classe — celles de la classe dominante — comme s’il s’agissait d’idées allant de soi. Alain Minc s’en fait l’un des plus médiatiques discoureurs : « Les Français, écrit-il, ont intériorisé, à l’instar des autres Européens, les contraintes économiques et leur cortège : rigueur, austérité, chômage, réduction des déficits (14). » Il y a là un modèle de pensée intimidante, un terrorisme du discours qui consiste à faire croire, pour mieux forcer la soumission à l’ordre économique, que tous l’auraient déjà accepté et même incorporé.

Les représentants de la bourgeoisie peuvent donc triompher : « Nous voilà tous réintégrés dans l’équation libérale (15) », « équation » par laquelle il faut entendre toute-puissance du capitalisme, privatisations à tout crin, individualisation généralisée contre toute solidarité. La chute du mur de Berlin consacre, pour ces idéologues, le marché comme unique clef de l’existence collective. Jacques Attali se gargarise à cette époque : « La modernité et le marché ne font plus qu’un depuis ce mois de novembre 1989 (16). » Formulée autrement, par Furet, cette pétition de principe se prononce sur un ton tout aussi péremptoire : « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser […] Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons (17). »

Structuration et diffusion du modèle néolibéral

Hommes et réseaux

Comment ce triomphe idéologique est-il rendu possible ? Il s’impose d’abord par la stricte organisation et l’habile structuration de ces idéologues en réseaux, tissant leur toile par ramification et aboutissant à une domination du système politique et médiatique. Le modèle en est le think tank comme lieu de production du libéralisme, « institution destinée à fabriquer des concepts et des préceptes à l’usage des étudiants, intellectuels, journalistes et professionnels de la politique », signe d’un « marché intellectuel en plein essor » sur lequel il convient d’« écouler ces marchandises intellectuelles que sont les livres des économistes libéraux ». Le but en est la « propagation d’un imaginaire transnational ou international » (18). Le « think tank des think tank » est de ce point de vue la Fondation Atlas, créée aux États-Unis en 1981 et qui s’est donné pour vocation de « faire avancer une société d’individus libres et responsables, fondée sur les droits de la propriété privée, un gouvernement limité sous la règle du droit et l’ordre du marché (19) ».

En France, un équivalent peut en être trouvé dans la Fondation Saint-Simon, créée en 1982 et où se rassemblent entre autres des historiens et essayistes — François Furet, Pierre Rosanvallon —, des journalistes — Anne Sinclair, Christine Ockrent, Serge July, Laurent Joffrin, Franz-Olivier Giesbert —, des représentants de la finance — Alain Minc, ex-directeur financier de Saint-Gobain —, des patrons — Roger Fauroux, PDG de Saint-Gobain, Antoine Riboud, PDG de Danone… Ils produisent des textes, des livres, des rapports, visant à faire infuser leurs idées. Ils les propagent dans les médias … eux-mêmes conquis en s’emparant des postes et des places : journaux — Le Monde dont Alain Minc est président de la Société des lecteurs (il deviendra président du conseil de surveillance du journal avant d’en être chassé par la Société des rédacteurs en février 2008), Libération dont Serge July est le patron et où Pierre Rosanvallon, qui y tient une chronique à partir de 1982, devient responsable de la rubrique « idées » ; revues — Esprit, Commentaire, Le Débat fondé par le beau-frère de François Furet, Pierre Nora (20) et où Furet fait désigner comme rédacteur en chef Marcel Gauchet — ; hebdomadaires — Le Nouvel Observateur, où Furet et Minc interviennent régulièrement —, télévision…

En 1984, l’émission de télévision « Vive la crise ! » rassemble sur un même plateau télévisé Yves Montand, Christine Ockrent, Serge July, Laurent Joffrin, Alain Minc… Son objectif est de faire accepter une politique de « rigueur » et de lutter contre ce qui est appelé « les avantages acquis ». Yves Montand, ex-compagnon de route du PCF, y proclame sur le ton de la mise en garde et de la culpabilisation des travailleurs, index pointé sur le téléspectateur : « C’est vous et vous seuls qui trouverez la solution ! Prenez-vous par la main ! » Le même Montand, en caricature de renégat, développe son point de vue à longueur de colonnes dans les journaux acquis à cette cause, comme Libération, jadis journal contestataire, désormais rangé à la culture du marché : « Je me rendais compte que l’augmentation du chômage était inévitable […] Les gens comme Dassault, ils ont le droit de faire des profits […] On dira beaucoup de choses de Reagan, mais il explique qu’il faut empêcher l’Amérique centrale de devenir une base russo-cubaine, il a raison […] Chez Talbot, on a vu un Maghrébin dire : “Me recycler ? Mais je ne sais ni lire ni écrire.” Mais dans l’immédiat, c’est à lui aussi de se prendre par la main (21). »

La « gauche » pour la « droite »

(et vice versa)

Nombre de ces individus s’affirment « de gauche », ou tout au moins de « sensibilité de gauche modérée (22) ». Pierre Rosanvallon par exemple est le théoricien de la CFDT, l’un de ceux qui entend opérer le « virage néolibéral des socialistes français (23) ». Il se fait ainsi l’artisan de ce qu’il nomme lui-même la « révolution culturelle » des socialistes. Il leur apprend « la pédagogie des contraintes économiques » « pour faire sortir la société française de son idéologie »… et finit par les remercier d’être devenus de grands raisonnables : « C’est beaucoup de ne plus dire de bêtises (24). » Jacques Julliard lui aussi s’assigne pour objectif de convertir la « gauche à l’esprit d’entreprise (25». C’est ainsi que « la vieille pensée de droite [est] présentée comme le vecteur d’une “modernisation” de la gauche (26). » D’aucuns admettent d’ailleurs que, en matière de liberté d’entreprise et de culture du marché, la gauche, et en particulier la « 2e gauche » (tendance Rocard), a devancé la droite : « Avant la droite, et bien entendu avant la gauche classique, c’est elle qui remont[e] aux sources de la philosophie libérale et qui soulign[e] son étroite parenté, depuis la fin du XVIIIe siècle (27). »

Dès lors, le clivage droite/gauche perd de sa belle allure. Certains de ses plus éminents représentants politiques finissent par le dire eux-mêmes. Cherchant à expliquer des sondages municipaux peu favorables à la droite, Philippe Seguin le confesse avec franchise : « On peut tomber sur le paradoxe que dès lors que les idées de droite ont triomphé, ceux qui sont porteurs de ces valeurs ne paraissent pas avoir une utilité particulière. » Et le même Seguin de brocarder « la gauche des hôtels particuliers, des fortunes faites, du fric, de la globalisation néolibérale, de la pensée unique, généreuse avec l’argent des autres, jamais avec le sien, qui a pactisé avec la finance, la globalisation, le communautarisme, qui a trahi l’homme au profit de l’argent. Jadis, la gauche butait sur le mur d’argent. Maintenant, c’est elle qui le construit. » (28) On trouve là la pensée siamoise de celle exprimée par Bill Clinton : « Si vous voulez vivre comme un républicain, votez démocrate (29). » François Mitterrand l’a bien compris, qui dans son programme électoral de 1988, se garde bien d’employer le mot « gauche », encore moins celui de « socialisme ».

L’ère Mitterrand ou la réaction en acte

L’esprit d’entreprise et la culture du profit

De fait, la bourgeoisie n’a pas à se plaindre de la besogne effectuée par le parti socialiste et ses affidés comme le PCF. Mitterrand le proclame haut et fort deux ans à peine après son accession au pouvoir : « Il nous faut […] animer d’un véritable esprit d’entreprise tous ceux qui participent à l’action, partout (30) ! » À la télévision le 15 septembre 1983, le président de la Ve République loue le profit, l’esprit d’entreprise et la paix sociale. Le futur Premier ministre Fabius lui vole les mots dans la bouche, fin 1983, lorsqu’il assure : «La dénonciation systématique du profit […] est désormais à ranger au magasin des accessoires » et convie à une « bataille de la compétitivité et de l’emploi » que doivent engager « tous les salariés » (31).

C’est le signal d’une offensive généralisée contre les travailleurs, qui s’accompagne parfois de relents xénophobes. En février 1983, le Premier ministre Pierre Mauroy ose lancer, à propos de milliers d’OS en grève dans l’automobile, qu’il sont « agités par des groupes religieux (32)  ». En 1984, la municipalité PCF de Vitry fait raser au bulldozer un foyer de travailleurs maliens. La même année, le gouvernement Mitterrand-Fabius met en œuvre le « Plan Acier » de destruction de l’industrie sidérurgique avec son cortège de dizaines de milliers de licenciements. Ce gouvernement entérine l’institutionnalisation de la précarité avec le lancement des TUC (travaux d’utilité collective) tandis qu’en l’espace de 18 mois, 600 000 chômeurs sont exclus de l’indemnisation-chômage suite aux décrets Bérégovoy signés avec patronat et syndicats. En 1984, pour mieux contrer la lutte antiraciste initiée avec la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme de l’automne 1983, le PS crée en sous-main SOS-Racisme. Il fait ainsi de l’antiracisme à bon compte, sans prendre pour autant la moindre mesure contre la discrimination à l’embauche, au logement, au harcèlement policier. En décembre 1989, Mitterrand finit d’ailleurs par évoquer un « seuil de tolérance » face à l’immigration. Et lorsqu’ils reviennent au gouvernement après deux ans de cohabitation (1986-1988), les « socialistes » n’abrogent aucune des mesures prises par la droite (sauf à rétablir l’impôt sur les grands fortunes, supprimé en 1987 par Chirac).

Des faveurs aux actionnaires

Au cœur de l’ère mitterandienne est consacré le règne des actionnaires et du profit. Entre 1982 et 1993, la France enregistre la plus faible progression des salaires et leur part dans le PIB chute de 9 points, pendant que la part des profits augmente de 7 points. Le taux de chômage atteint 9,5 %. L’explosion boursière est favorisée par les réformes de structure mises en place par les gouvernements Mauroy et Fabius : création du second marché, informatisation des cotations, création de la Compagnie des agents de change… La capitalisation passe de 225 à 2 700 milliards de francs pour les actions et de 1 000 à 3 900 milliards pour les obligations. Des patrons « audacieux », « entreprenants », « dynamiques » passent à la télé et sont héroïsés : Bernard Tapie, Édouard Leclerc, Paul-Loup Sullitzer. Dans le même temps, le nombre des ménages les plus pauvres s’accroît deux fois plus vite que la population.

L’impérialisme français : continuités

L’impérialisme français sous sa forme militaire se porte bien lui aussi. Ce sont les grandes heures de la « Françafrique ». En août 1983, au Tchad, l’opération Manta se révèle être la plus importante opération militaire française depuis la guerre d’Algérie. Dans Le Monde, une tribune, signée notamment d’Yves Montand, André Glucksmann et Bernard Kouchner, use d’une véritable ferveur pour proclamer : « Le Président de la République doit savoir que l’opinion française le soutient ». Et Montand de fanfaronner dans L’Express : « Moi, si je savais tirer au fusil, j’irais là-bas (33). » L’« intellectuel » Pascal Bruckner proclame quant à lui : « Peuples du Tiers-Monde, encore un peu plus d’Occident pour devenir vraiment vous-mêmes (34) ! » En août 1990, le gouvernement français du PS participe à l’ultimatum lancé par l’ONU contre l’Irak, puis à la guerre. Avec le déclenchement de l’opération « Tempête du désert » en janvier 1991, 18 000 tonnes de bombes sont larguées sur l’Irak en six semaines. Ce qui n’empêche nullement l’animateur de télévision Patrick Sébastien de proclamer avec un cynisme tranquille : « Les nouvelles guerres ont ceci d’extraordinaire que grâce […] à la télévision, elles font vivre plus de gens qu’elles n’en tuent (35). »

Préparer les contre-réformes de demain

Haro sur les droits sociaux

Le terrain est dès lors préparé pour distiller des propositions dont les applications se réalisent aujourd’hui. Serge July, bien placé, comme patron de Libération, pour consolider « à gauche » la monnaie idéologique qui a cours, assure à ses lecteurs qu’il faut « déchirer l’ouate de l’État Providence, la sécurité sociale, les allocations familiales, l’assurance chômage, l’assurance retraite », ce qu’il résume sous la cérémonieuse et en réalité contre-révolutionnaire expression de « Grande Révolution culturelle occidentale (36) ». Il s’agit bien de s’en prendre aux acquis sociaux tous azimuts.

Trois livres d’idéologues en vue rivalisent pour le certifier. Ils sont signés de Lionel Stoléru (La France à deux vitesses, 1982), François de Closets (Toujours plus !, 1982) et Alain Minc (La machine égalitaire, 1987). Stoléru désigne dans cette « France à deux vitesses », non pas un clivage riches/pauvres, et encore moins évidemment un rapport de classes. Il s’agit pour lui de l’opposition entre les salariés dits « protégés » et ceux qui sont « exposés » : en clair, les fonctionnaires contre les salariés du privé. Dans une métaphore belliqueuse qui résume bien le caractère martial du livre, il assimile comme en période de guerre les protégés à « l’arrière » contre les exposés, soldats envoyés au « front » : « Ce sont les combattants du front, ceux qui mangent du pain sec, qui paient la brioche à l’arrière. » Il ose même comparer les employés des caisses d’épargne à des « super-priviliégiés ». Il vante les mérites du secteur « exposé » et sa « course vers la compétitivité parce que toute carence de cette vitamine rare conduit directement au scorbut et à la mort industrielle », pour mieux vouer aux gémonies le secteur dit « abrité » (37). Et de décrier les salariés des hôpitaux (« qui exigent un statut aussi proche que possible de celui de la Fonction publique »), les pilotes d’Air France (« qui exigent d’être trois par avion au lieu de deux comme ailleurs »), les instituteurs (« qui exigent de ne pas avoir plus de 25 élèves par classe »), les employés des crèches (« qui demandent plus de postes »)… En clair, il s’agit bien d’en finir avec les acquis de la fonction publique et de l’aligner sur le modèle compétitif et concurrentiel du privé.

François de Closets ferraille lui aussi contre les services publics, et notamment contre le droit de grève. Il se demande ainsi gravement : « Est-il normal qu’au nom du droit de grève, certaines corporations jouissent d’un tel outil de pression sur la société ? » « La présence de la gauche au pouvoir n’est-elle pas l’occasion de tenter cet “aggiornamento” des rapports sociaux ? » Que François de Closets se réjouisse aujourd’hui : la « gauche » souscrit à la remise en cause du droit de grève et à l’instauration du service minimum.

Enfin, reprenant la même rhétorique, Alain Minc entend lui aussi combattre les salariés « protégés » et dénoncer « l’excès d’égalité salariale », le « mythe […] du service public, collectif et gratuit », ou bien encore le « laminage fiscal qui pénalise les dirigeants ». Les solutions qu’il préconise sont précises et reprises ici et là par ses semblables. D’abord, il faut baisser le salaire réel : « Hors de cette vérité, point de salut ! […] Si le devoir des salariés est de mettre fin à la seule inégalité vraiment dramatique, le chômage, il passe par l’acceptation d’une baisse brutale de pouvoir d’achat. » Ce sont donc les salariés qui sont culpabilisés, et qui doivent se morfondre d’avoir un travail pendant que d’autres sont au chômage ; ils seraient même la cause du chômage en raison de leurs salaires prétendument trop élevés aux yeux du millionnaire Minc. Ensuite, le « devoir des libéraux de gauche » est de combattre la gratuité du service public, notamment du service public d’enseignement, en particulier de l’enseignement supérieur. Car « comment ne pas voir que l’absence de droits d’inscription empêche d’apprécier un minimum les motivations et qu’en cette matière, comme une consultation de psychanalyse, l’intérêt à agir doit se concrétiser par un effort financier (38) ? ». Augmenter les droits d’inscription des universités en renforçant leur autonomie, c’est d’ailleurs la tentative menée par Alain Devaquet en 1986, applaudie par les porte-parole de l’idéologie dominante comme Furet, lequel juge que le projet va « dans le bon sens, qui consiste à autoriser dans toute la mesure du possible les universités à choisir leurs étudiants (39) ». À quoi s’ajoute le rapprochement entre Université et entreprise, lui aussi initié sous Mitterrand avec Fabius en chef de gouvernement : le club Université et entreprises est créé en 1985 et soutenu par le gouvernement, qui installe par exemple des systèmes de « Junior entreprises » dans les facultés de gestion.

Contre-réformer « toujours plus »

Minc, quant à lui, passe en revue tout ce qui doit être contre-réformé. La santé, avec une couverture de dépenses « laissée au jeu de la concurrence entre compagnies d’assurance, mutuelles, Sécurité sociale elle-même », cette évolution étant rendue « inéluctable par l’impossible équation financière » — la rhétorique du fatalisme, toujours. Les retraites, avec un système de capitalisation accéléré par l’incitation fiscale. Les fonctionnaires, qui devraient « être moins payés et verser davantage d’impôts, en contrepartie de leur protection statutaire ». Le travail en général, qui doit être flexibilisé, rémunéré par la « récompense personnelle », au moyen d’une « personnalisation des salaires » et d’une « individualisation des tâches » (40). Aligner le public sur le privé, telle est aussi la fonction des nouvelles techniques managériales prônées sous les différents gouvernements Mitterrand : en 1989, 30 000 « cercles de qualité » sont mis en place, visant à développer l’esprit d’entreprise et la logique du résultat dans les services publics. Les réseaux de la bourgeoisie fonctionnant très bien, la boucle est bouclée lorsque Jacques Julliard en vient à saluer la « vigueur » et le « talent » des Stoléru, Closets et Minc (41).

La décennie 1980-1990 a donc vu triompher l’idéologie bourgeoise « néolibérale » et ses premières applications concrètes sous l’ère Mitterrand. On rejoindra l’historien François Cusset lorsqu’il parle, par là même, de décennie « violente (42) ». La bourgeoisie a alors cru pouvoir, à grands renforts d’imposition idéologique, « naturaliser » ce processus pour mieux le faire accepter et soumettre la classe ouvrière à sa « loi ». Cependant, la violence sociale engendrée par la multiplication des attaques portées aux travailleurs et aux jeunes, aux droits et aux acquis sociaux, est de plus en plus contestée et rejetée dans les luttes — le tournant pouvant être daté de 1995. La résistance, depuis, s’organise. On ne saurait pour autant rejoindre les lamentations de ceux qui (« altermondialistes », « antilibéraux », « antinéolibéraux ») ne se plaignent que de cette nouveauté du capitalisme et aspirent en fait à revenir au bon vieux capitalisme des prétendues « Trente Glorieuses ». Contre ces courants, il est essentiel de proposer et de mettre en œuvre un véritable programme communiste révolutionnaire qui pose clairement — et pas seulement les jours de fête — la nécessité d’en finir avec ce système d’exploitation. Contre les armes puissantes de l’idéologie dont est dotée la classe dominante, c’est sur son terrain qu’il faut la combattre, en défendant une analyse et une orientation rigoureusement marxiste, exigeante. Pour aider à reconstruire la conscience de classe elle-même, il faut un parti qui sache à la fois agir, organiser et proposer une critique radicale, par une propagande marxiste, léniniste, trotskyste.


1) Le terme de « néolibéralisme » peut certes paraître inadéquat en ce sens qu’il pourrait sous-entendre un retour pur et simple à la période « libérale » du capitalisme aux XVIIIe et XIXe siècles. Avec le « néolibéralisme », l’intervention de l’État, bien loin de disparaître, ne fait que prendre de nouvelles formes, au plus près des demandes patronales.

2) Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éd. sociales, 1970, p 74.

3) François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006, p. 11.

4) Jacques Julliard in François Furet, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, La République du centre, Paris, Calmann-Lévy, 1988, rééd. Hachette Pluriel, p. 74.

5) Idem, p. 95.

6) François Furet, ibidem, p. 42.

7) Jacques Julliard, ibidem, p. 87.

8) Idem, p. 93.

9) François Furet, ibidem, p. 9 et 30.

10) Le Nouvel Observateur cité par Steven L. Kaplan, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993, p. 682.

11) Cité ibidem, p. 81 et 726.

12) Cité ibidem, p. 81.

13) Cité ibidem, p. 170.

14) Alain Minc, La machine égalitaire, Paris, Grasset, 1987, rééd. Le Livre de poche, p. 175.

15) François Furet cité par François Cusset, La Décennie, op. cit., p. 154.

16) Cité in Serge Halimi, Le grand bond en arrière. Comment l’ordre néolibéral s’est imposé au monde, Paris, Fayard, 2004, p. 437.

17) François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 572.

18) Matthieu Douérin, Libéralismes. La route de la servitude volontaire, Paris, Les Éditions de la passion, 2002, p. 24-25.

19) Cité ibidem, p. 26.

20) Pierre Nora est entre autres le maître d’œuvre des Lieux de mémoire, ouvrage collectif monumental visant à rayer d’un trait de plume les luttes de classes au profit d’une vision harmonieuse et consensuelle de « la France » et de son patrimoine mémoriel, « comme si la France cessait d’être une histoire qui nous divise pour devenir une culture qui nous rassemble, une propriété dont on relève le titre indivis comme un bien de famille ». Cité in Perry Anderson, La pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, Paris, Le Seuil, 2005, p. 50 On retrouve ici poussée à sa perfection la rhétorique libérale bourgeoise érigeant la propriété en vertu suprême et en droit naturel. Dans ces trois volumes de plus de mille pages, pas une trace du colonialisme et de l’impérialisme français. Perry Anderson fustige à juste titre dans cette entreprise une « union sucrée » (ibidem, p. 54).

21) Libération du 22 février 1984, cité in Guy Hocquenguem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Paris, Albin Michel, 1986, p. 56.

22) Jacques Julliard, in La République du centre, op. cit., p. 120.

23) Serge Halimi, Le grand bond en arrière, op. cit., p. 368.

24) Pierre Ronsanvallon, in La République du centre, op. cit., p. 138.

25) Cité par François Cusset, La Décennie, op. cit., p. 97.

26) Didier Éribon, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Éditions Léo Scheer, 2007, p. 68.

27) Jacques Julliard, in La République du centre, op. cit., p. 88.

28) Philippe Seguin, interview radio, et meeting à Paris le 7 mars 2001, cité in Serge Halimi, Le grand bond en arrière, op. cit., p. 417.

29) Convention démocrate, Los Angeles, 14 août 2000, cité ibidem, p. 417.

30) Le Nouvel Observateur, 6 mai 1983, cité in Fr. Cusset, La Décennie, op. cit., p. 83.

31) Cité ibidem p. 98.

32) Cité ibidem, p. 83.

33) L’Express, 19 août 1983, cité in Guy Hocquenguem, Lettre ouverte…, op. cit., p. 68.

34) Cité in François Cusset, La Décennie, op. cit., p. 89.

35) Cité ibidem, p. 199.

36) Serge July, éditorial au spécial « Vive la crise » de Libération, 1983, cité in Guy Hocquenguem, op. cit., p. 22.

37) Lionel Stoléru, La France à deux vitesses, Paris, Flammarion, 1982, respectivement p. 114, 113 et 102.

38) A. Minc, La machine égalitaire, op. cit., respectivement p. 20, 12, 32, 45-46 et 35.

39) François Furet in La République du centre, op. cit., p. 43-44.

40) A. Minc, La machine égalitaire, op. cit., respectivement p. 77, 78, 147 et 101.

41) Jacques Julliard, in La République du centre, op. cit., p. 119.

42) Fr. Cusset, La Décennie, op. cit., p. 347.


Le CRI des Travailleurs n°31     << Article précédent | Article suivant >>